Dji Kô Fê : Le rêve à travers l’écran

Article : Dji Kô Fê : Le rêve à travers l’écran
Crédit: Anete Lusina / Pexels
9 août 2024

Dji Kô Fê : Le rêve à travers l’écran

Dans le village de Konkonbéhannan*, chaque jour se lève sous le poids de l’espoir et du désenchantement. Loin des promesses de développement et des discours politiques enivrés d’optimisme, les habitants peinent à survivre dans une réalité marquée par la précarité et l’oubli. Face à un quotidien qui étouffe les rêves, l’écran de télévision devient une fenêtre vers un ailleurs, un monde où l’on peut échapper à la misère.

Dans la vie d’une communauté qui, séduite par les illusions projetées à l’écran, rêve d’un avenir meilleur à travers l’émigration, vue comme la seule échappatoire à leur condition. Entre espoirs d’une vie meilleure et désillusions face à une réalité impitoyable, la quête d’évasion d’une communauté oubliée, aspirant à un avenir qu’elle entrevoit à travers le miroir trompeur de la télévision.

Le village

Dans le village de Konkonbéhanna, chaque aube apportait un voile de mélancolie qui se répandait silencieusement dans l’air. Les ruelles étroites, autrefois animées des rires des enfants et des échanges entre voisins maintenant retiennent leur souffle sous le poids de l’oubli et de la pauvreté. Les arbres aux feuilles flétries, jadis symboles de vitalité, se penchaient tristement sur les chemins de terre. Leurs branches émaciées étende leur ombre sur des maisons modestes faites de terre séchée et de paille usée.

Crédit : Iwaria

Ces modestes habitations se dressaient avec une dignité fatiguée. Leurs murs craquelés par le temps portant les stigmates des intempéries et des années de luttes. L’éclat de couleur délavée témoignait des défis quotidiens endurés par leurs occupants. À l’intérieur, des familles vaillantes tentaient de maintenir une lueur de vie, malgré les difficultés croissantes. Le silence régnait en maître, seulement brisé par le murmure monotone du vent qui traversait le village. Porteur des souvenirs d’une vie marquée par la pauvreté et les espoirs souvent déçus. Tous les recoins de ce village évoquaient une histoire. Une lutte silencieuse contre un destin souvent implacable. Konkonbéhannan, figé dans le temps et rongé par une mélancolie tenace était le reflet poignant de tant de villages oubliés par le progrès et les opportunités. Où chaque jour était un rappel poignant des rêves inaccessibles et des réalités brutales de la vie quotidienne.

Lorsque le soleil se couchait derrière les collines, teignant le ciel d’oranges et de rouges, les habitants de Konkonbéhannan commençaient à se rassembler autour des rares télévisions du village. Les éclats de rire et les murmures excités remplissaient l’air frais du soir. La lueur vacillante des lampes à pétrole ajoutait une ambiance intime à ces réunions, transformant chaque soirée en un événement spécial. Aïssata, une femme d’âge moyen s’installait avec ses enfants, Cheikh et Kady devant la télévision. Leurs vêtements en pagne coloré, encore imprégnés de la poussière des champs contrastaient avec les images éclatantes des villes lointaines. Chaque soir, ces moments étaient importants pour Aïssata et ses enfants. Pour quelques instants, la dure réalité de leur vie semblait s’évanouir.


Crédit : AMISOM / Iwaria

Dji Kô Fê

Les écrans projetaient des scènes de rues animées, de marchés regorgent des fruits et des légumes exotiques, et de familles heureuses dans des maisons modernes. Les yeux de Cheikh et de Kady s’illuminaient à la vue de ces images. Leurs cœurs battaient au rythme des promesses de l’ailleurs.

Aïssata ne pouvait qu’acquiescer doucement. Son regard passait de l’écran aux traits innocents de sa fille. Les images de prospérité et de bonheur qui défilaient semblaient accentuer l’écart entre leurs deux mondes. Elle imaginait Kady dans ce jardin lointain. Ils courent librement, sans souci du lendemain. Elle imaginait ses rires et ses jeux. Une vie où chaque journée ne serait pas une lutte pour la survie. Aïssata, le cœur lourd, passait une main tendre dans les cheveux de sa fille.

« Oui, ma chérie. Dji Kô Fê*, derrière l’eau, la vie semble meilleure. Peut-être qu’un jour, tu pourras y aller et connaître ce bonheur. Ce bonheur loin de nos réalités. »

Les hommes, assis en cercle sur des nattes usées, discutaient avec une ferveur palpable des opportunités de travail en Europe. Mamadou, le visage marqué par le soleil brûlant, exprimait avec conviction :

« Là-bas, même un simple ouvrier peut gagner en un mois ce que nous mettons une année à peine à récolter ici. Les emplois courent les rues. »

Adama, son voisin, hochait la tête avec détermination.

« Ils disent que personne ne dort dans les rues là-bas. Il y a des maisons pour tout le monde. De l’eau courante, de l’électricité et des écoles où les enfants apprennent dans des conditions dignes. La pauvreté n’existe pas là-bas. »

Pendant ce temps, les femmes, à l’écart mais captivées par les images, rêvaient à voix haute d’une vie luxueuse et moderne. Awa, les yeux brillants de désir, murmurait :

« Regardez ces subimes femmes à la télévision. Leurs cheveux longs et soyeux, leur peau claire. Je veux ressembler à ça. Peut-être qu’en Europe, je pourrai enfin me permettre de me blanchir la peau, comme elles. Elles sont plus belles que nous. Elles ne connaissent pas le soleil qui brûle dans nos champs. »

Mariam, enlacée dans un pagne coloré, renchérissait :

« Et les cuisines ! Oh, ces cuisines modernes avec des réfrigérateurs qui fonctionnent vraiment. Nos enfants méritent de manger dans des assiettes propres. Dans une maison digne de ce nom. Je suis sûre que les plats cuisiner sur ces cuisines modernes sont dix fois meilleures que les nôtres. »

Les jeunes, assis à l’écart mais tout aussi passionnés, parlaient de vendre leurs maigres biens pour financer leur voyage vers l’Europe.

« Je peux vendre ma vieille moto, proposait Karim, un jeune homme aux mains calleuses. Avec cet argent, je pourrais payer le passeur et enfin partir à la recherche d’une vie meilleure. »

Aminata, les yeux pétillants d’ambition, ajouta avec un soupir rêveur :

« J’ai entendu dire que certaines filles réussissent à épouser des hommes blancs là-bas. Peut-être que je pourrais faire ça. Nos enfants grandiraient dans un monde différent, sans les luttes quotidiennes que nous avons ici. J’aurai mon Toubaboutchai aux yeux blues. »

Fatou, une jeune fille timide mais audacieuse, partageait ces espoirs

« J’ai vu des films où les femmes vivent dans des maisons magnifiques, où elles n’ont pas à se soucier de l’avenir. Je veux cette vie-là, même si je dois la chercher de l’autre côté de l’océan. »

Au milieu de ces rêves éblouissants, une amertume sourde se glissait dans les conversations.

« Nos dirigeants nous ont abandonnés, déclara Mamadou avec un soupir. Ils nous promettent des routes pavées, des écoles équipées, mais rien ne change. Pendant ce temps, ils s’enrichissent et nous, nous luttons chaque jour pour survivre. »

Adama, le regard durci par les années de désillusion, renchérit :

« Ils disent de rester ici, de travailler dur, mais pourquoi ? Pour une vie de misère et de promesses non tenues ? Je veux partir, je veux tenter ma chance de l’autre côté de l’eau. »

Les discussions se mêlaient ainsi de rêves brisés et de désirs ardents. D’une quête pour une vie meilleure dans un monde où la réalité quotidienne était cruelle et implacable. Pour les habitants de Konkonbéhannan, Dji Kô Fê* représentait non seulement une porte de sortie de cet enfer, mais un espoir fragile face à une existence marquée par la pauvreté et les déceptions.

Le développement économique de Konkonbéhannan semblait figé dans une époque passée. C’était une réalité tragiquement éloignée des discours triomphants diffusés sur les ondes de la télévision nationale. Où les chiffres éclatants du taux d’emploi des jeunes, brandis avec fierté par les dirigeants semblaient appartenir à un univers parallèle. Bien loin des rues poussiéreuses et des habitations délabrées de ce village reculé.

La propagande politique martelée avec insistance résonnait comme un écho creux et désespéré dans les cœurs des habitants, dont la vie quotidienne était façonnée par la pénurie, l’incertitude et l’absence persistante de tout progrès tangible.

Les promesses de développement s’effritaient sous le poids accablant de la réalité. En laissant derrière elles un sentiment profond de désillusion et d’abandon.

Les écoles, censées être des temples du savoir, étaient des coquilles vides avec des bancs délabrés et des tableaux noirs écaillés. Les enseignants, souvent non payés depuis des mois ou même incompétent , luttaient pour transmettre des connaissances dans des conditions désespérées. Les enfants, affamés de savoir, devaient souvent marcher des kilomètres sous le soleil brûlant pour atteindre une école où les livres étaient rares et les fournitures scolaires inexistantes.

Les centres de santé, présentés comme des refuges de soins de qualité dans les promesses officielles, n’étaient en réalité que des bâtiments délabrés et aux murs écaillés. Abritant des médecins surchargés et des médicaments rares qui se faisaient attendre indéfiniment.

Les mères, fatiguées et inquiètes, patientaient pendant des heures dans des salles d’attente bondées, priant pour que leurs enfants reçoivent enfin les soins urgents dont ils avaient besoin.

Les routes, autrefois les artères vitales du commerce local, n’étaient plus que des sentiers impraticables. Jonglés de nids-de-poule béants et de troncs d’arbres tombés, entravant toute tentative de circulation.

Crédit : Iwaria

La corruption, ce cancer qui rongeait chaque institution, avait transformé l’administration publique en un réseau de pots-de-vin et de favoritisme. Les projets de développement, souvent annoncés avec fanfare, mouraient dans les méandres des bureaucraties corrompues. Les fonds alloués détournés vers des comptes bancaires offshore au lieu de construire des infrastructures vitales pour la communauté.

La corruption avait également infiltré les écoles, autrefois symboles d’espoir pour les jeunes générations. Les enseignants, sous-payés et démotivés, monnayaient parfois des bonnes notes, tandis que les manuels scolaires se faisaient de plus en plus rares. Dans les classes surpeuplées, les enfants, entassés sur des bancs délabrés, tentaient tant bien que mal de suivre des leçons, souvent interrompues par les coupures d’électricité ou l’absence de matériel didactique. Leurs rêves d’un avenir meilleur se heurtaient à une réalité cruelle où l’éducation était devenue un privilège réservé à ceux qui pouvaient se permettre de graisser les rouages du système.

Les marchés, autrefois animés par le commerce florissant étaient désormais le théâtre de tensions quotidiennes. Les commerçants, victimes de rackets incessants, voyaient leurs bénéfices s’évanouir dans les poches de fonctionnaires véreux. Les produits de première nécessité, autrefois accessibles, avaient vu leurs prix s’envoler, créant une pénurie artificielle qui exacerbait la souffrance des plus pauvres. Les étals à moitié vides étaient un triste reflet de l’effondrement de l’économie locale, laissant les habitants dans une lutte constante pour leur survie.

Les rares espaces publics, qui autrefois servaient de lieux de rassemblement pour les jeunes et les familles, avaient été négligés au point de devenir des terrains vagues, envahis par les herbes folles et les ordures. Les parcs, autrefois verdoyants et accueillants, n’étaient plus que des zones désolées, abandonnées par les autorités locales. Les enfants, sans espaces sûrs pour jouer, étaient livrés à eux-mêmes, errant dans les rues sans surveillance, exposés aux dangers qui pullulaient dans ce décor de désespoir.

Même les festivités traditionnelles, autrefois moments de joie collective et de fierté culturelle, s’étaient transformées en événements ternes, marqués par la réticence des habitants à investir dans des célébrations qui ne faisaient que souligner la dégradation de leur quotidien. Les chants et danses, autrefois vibrants de vie, résonnaient désormais comme des échos lointains, emportés par le vent de la désillusion qui soufflait sur le village.

Ainsi, Konkonbéhannan, autrefois vibrant de vie et d’espoir, était devenu un lieu où l’avenir semblait aussi délabré que les bâtiments qui s’effondraient sous le poids du temps, et où chaque jour apportait une nouvelle preuve du déclin inévitable d’une communauté laissée à l’abandon par ceux qui prétendaient la servir.

Crédit : AMISOM / Iwaria

Même la capitale politique du pays n’était pas épargnée par cette malédiction. Les quartiers autrefois glorieux étaient maintenant des témoins silencieux de la négligence, leurs rues jonchées de détritus et de bâtiments abandonnés. Les jeunes, frustrés par l’absence d’opportunités, se tournaient de plus en plus vers l’émigration comme une bouée de sauvetage dans un océan de désespoir.

Les émotions d’Aïssata étaient un tourbillon de désespoir et d’espoir tenace. Chaque jour était une lutte pour survivre, mais elle refusait de laisser ses enfants sombrer dans la même pauvreté qui avait marqué sa propre vie. Ses yeux, fatigués par les larmes retenues, brillaient encore de la détermination de donner à ses enfants une chance de s’en sortir. La douleur de voir partir ses enfants se mêlait à l’espoir qu’ils pourraient trouver une vie meilleure ailleurs, loin de cette terre de souffrance.

Aïssata, en tant que mère, portait sur ses épaules le poids de ces réalités. Elle voyait ses enfants grandir dans un environnement où l’avenir semblait bouché, où les opportunités étaient aussi rares que l’eau en saison sèche. Son cœur se serrait à chaque fois qu’elle pensait à Kady et Cheikh, ses espoirs reposant sur leurs frêles épaules.

Aïssata vivait dans une misère écrasante. Sa maison, faite de terre battue et de toit en tôle, tenait à peine debout face aux intempéries. Les pluies torrentielles d’été transformaient les chemins en torrents de boue, rendant tout déplacement ardu. À l’intérieur, les murs craquelés et les maigres possessions témoignaient des années de lutte contre la pauvreté. Une vieille natte usée, quelques ustensiles de cuisine en fer blanc, et une lampe à pétrole constituaient l’essentiel de leurs biens.

La famine rôdait dans le village comme une ombre silencieuse, rendant chaque repas un défi. Les maigres récoltes de manioc et de maïs suffisaient à peine à nourrir la famille. Les nuits étaient remplies de bruits inquiétants, les grognements des bêtes sauvages se mêlant aux pleurs étouffés des enfants affamés.

Partir

Un soir, alors que le soleil se couchait derrière les collines, teignant le ciel de rouge et d’orange, Aïssata se tenait debout devant sa maison, regardant les ombres s’allonger. Elle murmura une prière silencieuse, demandant aux ancêtres de protéger ses enfants, de les guider à travers les épreuves à venir. Elle savait que pour offrir un avenir à ses enfants, elle devait les laisser partir, même si cela signifiait rester seule dans ce village marqué par la misère et l’oubli.

Crédit : Abdullahi Abdulkabir / Iwaria

« Dji Kô Fê… » murmura-t-elle à elle-même, ses mots emportés par la brise du soir. Traverser l’eau. C’était leur seule chance, leur seul espoir de briser le cycle de la pauvreté et de la souffrance. Et pour cela, elle était prête à tout sacrifier.

Chaque soir, après avoir couché ses enfants, elle s’asseyait devant leur maison, regardant l’horizon. Les étoiles semblaient chuchoter des promesses lointaines, des promesses qu’elle tenait précieusement pour ses enfants. Aïssata savait que, même si elle avait dû ranger ses propres rêves au placard, elle pouvait encore aider ses enfants à réaliser les leurs. Elle se promettait, à chaque coucher de soleil, de leur donner les ailes pour traverser l’eau et atteindre un avenir meilleur.

Cheikh, son fils cadet venait tout juste de fêter ses vingt ans. Un âge où les rêves d’avenir se mêlent souvent aux réalités implacables de la vie.

Ses mains robustes durcies par le travail acharné dans les champs de mil et de coton, portaient les marques profondes du labeur quotidien. Témoignages vivants de la force et de la résilience héritées de ses ancêtres. Malgré son jeune âge, Cheikh avait déjà les épaules d’un homme mûr, forgées par des années passées sous le soleil brûlant, à labourer une terre ingrate qui ne donnait que le strict nécessaire. Chaque callosité sur ses paumes racontait l’histoire d’une jeunesse sacrifiée, non pas pour des études ou des rêves d’évasion, mais pour maintenir à flot une famille prise au piège de la pauvreté et de l’incertitude.

Cheikh aspirait à plus qu’une vie dans les champs ; il rêvait de briser le cycle de la misère qui avait enchaîné ses aïeux. De trouver une voie qui lui permettrait de redonner à sa famille la dignité qu’elle méritait. Ses pensées vagabondaient souvent vers des horizons lointains, où les promesses de liberté et de prospérité semblaient à portée de main, mais pour l’instant, il était ancré dans la réalité impitoyable de Konkonbéhannan, un village où les rêves avaient tendance à s’évanouir comme des mirages sous le soleil implacable.

Aïssata regarda son fils Cheikh avec des yeux embués de larmes, son cœur déchiré entre l’espoir et la douleur. « Cheikh, tu dois partir », dit-elle un soir, la voix brisée par l’émotion.

Cheikh fixa sa mère, cherchant une lueur de réconfort dans ses yeux assombris par les années de labeur et de sacrifices. Elle tenait la main du vieux Bamba, son père. Celui dont le visage, autrefois marqué par la vigueur et la sagesse, était désormais terni par la maladie. Bamba, le baobab de la famille, semblait à présent aussi fragile qu’une feuille au vent, allongé là, incapable de bouger.

« Mon fils, la maison ne tient plus que par la force de ton dos. Ton père a fait ce qu’il a pu. Aujourd’hui, c’est à toi de montrer que le sang qui coule dans tes veines est celui d’un homme. »

Cheikh se tourna vers son père. Il cherchait une confirmation dans le regard affaibli de celui qui avait toujours été son pilier. Bamba hocha doucement la tête, ses lèvres esquissant un sourire faible. Eh, Cheikh, tu es mon fils, et le fils d’un lion n’est jamais une chèvre. Tu sais ce qu’il faut faire. Je n’ai pas besoin de te dire plus. Sa voix, bien que faible, portait encore l’autorité d’un homme qui avait vécu et vu bien des choses.

Cheikh baissa les yeux un instant, ses mains calleuses se crispant légèrement. « Baba, je ferai ce qu’il faut » répondit-il d’un ton ferme. « Je ne laisserai pas tomber la maison. N’oublie pas, mon fils,  reprit sa mère, posant une main sur son épaule, dans ce monde, l’homme est jugé par ce qu’il laisse derrière lui. Toi, tu dois montrer que la terre de tes ancêtres n’a pas produit un homme pour rien. Les gens nous regardent, la famille compte sur toi. »

Le silence retomba, lourd de significations, mais dans ce silence, Cheikh sentit la force de ses ancêtres, de son père et de sa mère, couler en lui. Il hocha la tête, prêt à assumer ce fardeau.

« Je ferai ce qu’il faut. Avec la détermination d’un homme qui acceptait son destin. »

Bamba sourit faiblement une dernière fois.

« Va, mon fils. Que la terre des Toubabous soit légère sous tes pas. Tu es prêt. »

Le jour du départ de Cheikh, le village tout entier semblait suspendu dans un silence solennel. Les villageois se rassemblaient lentement autour du point de départ. Leurs visages marqués par une gravité palpable. Chaque regard échangé était un mélange de tristesse et de fierté. Chacun sentait le poids de l’instant présent.

Les hommes se tenaient en groupes serrés, murmurant des paroles d’encouragement et d’adieu.

« Que tes pas soient légers et que la route t’apporte ce que notre terre n’a pu te donner, dit l’un d’eux. Nous te suivrons en pensée, Cheikh. »

Les femmes, regroupées non loin, partageaient des larmes et des bénédictions. Leurs mains se rejoignaient dans des gestes réconfortants.

« Que la terre ne te soit pas trop dure, mon fils, disait une vieille femme. Elle posa une main douce sur l’épaule de Cheikh. Que Dieu veille sur toi et t’accorde le succès que tu cherches. »

Cheikh, avec les yeux légèrement embués, observait le spectacle qui se déroulait devant lui. Il prenait lentement congé, serrant les mains des voisins et des amis qui venaient lui souhaiter bonne chance. Chaque poignée de main était accompagnée de mots de sagesse et de conseils, des adieux pleins de chaleur et de promesses de soutien moral.

Les enfants du village, qui avaient observé la scène avec des yeux grands ouverts, regardaient Cheikh partir avec une curiosité respectueuse. Ils savaient que ce départ était plus qu’un simple voyage, c’était le début d’un chapitre nouveau et déterminant.

Alors que Cheikh s’éloignait, les villageois se rassemblèrent autour de lui pour une dernière salutation collective, leurs voix s’élevant dans un chant traditionnel, rempli de promesses et de bénédictions. Le chant flottait dans l’air, se mêlant aux bruits du départ, créant une toile de fond émotive pour ce moment de transition. Les regards se perdaient dans l’horizon où Cheikh s’en allait, chacun sentant qu’il emportait avec lui non seulement ses propres espoirs, mais aussi ceux de tout un village.

Le voyage

Pendant son voyage vers l’Europe, Cheikh affrontait les tempêtes tumultueuses de la Méditerranée à bord d’un frêle bateau de pêcheurs surchargé. Les vagues déferlaient avec une fureur implacable, menaçant à tout moment de renverser l’embarcation fragile. Les cris des passagers, les regards anxieux perdus dans l’immensité azur, étaient gravés dans sa mémoire comme des épreuves qu’il avait dû traverser pour atteindre cette terre promise où l’espoir semblait toujours briller malgré tout.

La nuit était tombée sur la Méditerranée, enveloppant le petit bateau de bois dans une obscurité profonde. La lune, timide et voilée par des nuages errants, projetait une lueur argentée sur les vagues agitées. Le vent, capricieux et glacial, sifflait à travers les voiles, faisant frémir le tissu usé et les âmes à bord.

Des migrants dans une embarcation de fortune dans le sud de la Méditerranée, près de Lampedusa, le 11 août 2022. Crédit : Francisco Seco / AP

Sur le pont, des dizaines de personnes se tenaient serrées les unes contre les autres, luttant contre le froid et la peur. Fatoumata, serrant son nourrisson contre sa poitrine, offrait une lueur de réconfort. Ses yeux, habituellement si vifs, étaient maintenant embués de larmes de fatigue et d’inquiétude. « Si seulement nous pouvions voir la terre ferme, » murmura-t-elle, sa voix pleine d’épuisement. Chaque fois que le bateau tanguait dangereusement, son cœur battait plus fort, craignant que l’embarcation ne cède sous les coups incessants des vagues.

Les hommes tentaient de maintenir le cap malgré les conditions extrêmes. Mamadou, un jeune homme de vingt-cinq ans, puisait dans ses dernières forces pour manœuvrer les voiles. « Ne lâche pas, Mamadou ! » cria Omar, un ancien pêcheur, qui guidait le timon avec expertise. Ses mains noueuses, marquées par les années passées en mer, tremblaient légèrement, mais il conservait son calme. « Chaque vague nous rapproche de notre but » encourageait-il, essayant de masquer l’inquiétude qui assombrissait son regard.

Parmi eux, Cheikh se tenait à l’avant du bateau, les yeux fixés sur l’horizon invisible. Le vent giflait son visage, éparpillant ses pensées entre espoir et désespoir. Les souvenirs de son village, de sa mère, et des promesses d’un avenir meilleur tourbillonnaient dans son esprit. « Nous avons pris ce chemin pour un rêve, » pensa-t-il, déterminé à surmonter chaque obstacle. Chaque rafale, chaque creux, semblait vouloir tester sa foi en ce voyage périlleux.

Des gémissements et des toussotements émanaient de l’arrière du bateau, où plusieurs passagers malades luttaient contre le mal de mer et la déshydratation. Youssouf, un homme d’âge mûr, était étendu, le visage pâle et les lèvres desséchées. Ses amis tentaient de le réconforter, partageant avec lui les maigres provisions d’eau et de nourriture. « Tiens bon, Youssouf » disait l’un d’eux. « Nous allons nous en sortir. L’aube nous apportera de nouveaux espoirs. »

Mais alors que les heures passaient, la tempête ne montrait aucun signe de faiblesse. Les vagues devenaient de plus en plus imposantes, le vent de plus en plus violent. Le bateau, déjà affaibli par les heures de lutte contre les éléments, commença à craquer sous la pression. Les passagers, épuisés et effrayés, se cramponnaient désespérément à ce qui leur restait d’espoir.

Un rugissement puissant déchira la nuit alors que la mer, furieuse, engloutissait une partie du bateau. Les cris de terreur se mêlèrent au hurlement du vent.

« Nous allons chavirer ! »

Mamadou hurlait, tentant en vain de maintenir le cap. Les vagues déchaînées balancèrent le bateau de manière incontrôlable. Cheikh pris dans le tourbillon de l’océan, sentit les vagues le submerger. Le bateau incapable de résister plus longtemps aux forces de la nature, se renversa dans un fracas assourdissant. Les passagers furent projetés dans l’eau glaciale, luttant désespérément contre les vagues implacables.

Les cris de désespoir se perdaient dans le tumulte de la mer. Les corps, épuisés et frigorifiés, étaient emportés par les vagues. Fatoumata, accrochée à son nourrisson, tenta de maintenir l’enfant à flot, mais les vagues les engloutirent rapidement. Mamadou et Omar, les visages marqués par la terreur et l’épuisement, furent emportés loin du bateau brisé. Youssouf, inconscient, fut englouti par l’obscurité de l’océan.

Cheikh, lui aussi, fut projeté dans l’eau glaciale. Il tenta de nager, mais la fatigue et la force implacable des vagues rendaient chaque mouvement plus difficile. Les souvenirs de son village, de sa mère, et des espoirs d’un avenir meilleur se mélangeaient à la noirceur de l’eau. Dans un dernier effort, il chercha en vain une lueur de réconfort ou une main secourable, mais l’océan continuait de le submerger.

Le bateau brisé, les rêves et les espoirs de ceux qui l’avaient emprunté furent engloutis par la mer. Dans la nuit noire, seuls les échos de la tempête résonnaient, témoins silencieux de la tragédie qui avait emporté tous les passagers dans les profondeurs de l’océan.

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Crédit : Pixabay

*Dji Kô Fê : « Derrière l’eau. »
*Konkonbehanna : « Nous avons faim. »

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